NE PAS (SA)VOIR CE QUE L’ON VOIT (ET CHERCHER/TROUVER DES CLÉS)

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Le texte qui suit aborde la question de l’ambiguïté dans l’art, ainsi qu’en regard de la science. Il approche l’idée du difficilement définissable, de l’importance de l’attention, de l’exigence de l’engagement et de l’inconfort qui active la pensée. Il parle également de l’ambiguïté comme d’un éclairage oblique, d’une retaille, d’un matériau, d’un vecteur de désordre et d’une forme fuyante du pouvoir.

 

Le difficilement définissable

Le difficilement définissable en art est souvent considéré comme étant l’indice que quelque chose d’intéressant est à l’œuvre. Une proposition artistique évoquant ceci, paraissant parler de cela, exprimant une chose et son contraire, ressemblant à ça mais pas tout à fait, est une œuvre qui a beaucoup à dire. Ce qu’elle peut exprimer est même probablement inépuisable. Cela sous-entend également que l’une des attentes que nous avons de l’art serait de miner l’inconnu, et que si la proposition artistique que nous avons sous les yeux nous paraît opaque c’est qu’elle dissimule probablement quelque chose qui promet l’éblouissement – ce qui n’est pas tout à fait faux. Mais l’opacité ne garantit rien, elle n’est pas non plus proportionnelle à l’intérêt ou à la force d’une œuvre. L’ambiguïté contient néanmoins des éléments qui ne sont pas étrangers au contenu d’une œuvre et à sa valeur de connaissance, c’est-à-dire ce que l’on a nommé son contre-savoir dans le post intitulé Approcher l’idée de contre-savoir (et tourner autour de l’informe).

D’une certaine façon, on peut dire de l’ambiguïté qu’elle participe de l’informe, concept précédemment associé à la notion de contre-savoir. Ces trois notions – ambiguïté, informe, contre-savoir – travaillent ensemble. Il y a le plus souvent de l’ambiguïté dans l’informe, lequel mène à une forme de contre-savoir – un savoir qui excède l’œuvre et que l’on découvre dans l’observation et l’expérience qu’elle présente et/ou celle que l’on s’autorise d’en faire.

Par définition, ce qui est ambiguë est équivoque et obscur. Mais ambiguïté ne signifie pas nécessairement étrangeté. Il s’agit plutôt de quelque chose qui nous échappe. D’une polysémie telle qu’il n’est pas possible d’en fixer le sens. Dans cette difficulté à saisir une proposition artistique, il y a souvent un inconfort, sinon une crainte. Il peut être insécurisant de se trouver en présence d’un objet qui ne se laisse pas lire-saisir aisément. Il y a une peur ordinaire qui est celle de se tromper. Puis une peur peut-être plus complexe qui serait de perdre contact avec le sens commun (en donnant, par exemple, du crédit à quelque chose de fou – et non pas en devenant fou soi-même). Cette posture de peur souligne autant nos limites – ou ce que nous croyons être nos limites – que l’investissement qu’exige parfois nos rencontres avec l’art. C’est aussi le signe que quelque chose résiste : l’œuvre qui se trouve devant nous oppose une forme de résistance, ce qui est aussi la promesse d’un possible, la possibilité d’un dépassement. Et cette résistance exige un engagement.

 

L’exigence de l’ambiguïté : l’attention

L’œuvre résiste, et par cette résistance même, elle demande une forme d’engagement de la part du public. Cet engagement peut se traduire de différente manière et à différent degré : du temps ; de l’observation ; de la projection ; de l’ouverture ; de la patience ; du lâcher prise ; de la résilience. Dans tous les cas, un travail et une qualité particulière d’attention est demandée et doit être portée. L’attention est une clé, et peut-être encore plus aujourd’hui alors que nous sommes incessamment sollicités à travers la réception de courriels et de notifications, la gestion de nos réseaux sociaux, et l’Internet en général. Le flux d’information et la densité des communications qui s’imposent à nous quotidiennement opère nécessairement une fragmentation de notre attention, laquelle est plus difficile à maintenir sur une durée donnée. De tout cela, rien n’est bien nouveau. Allons tout de même dans cette direction, un peu.

À l’automne 2006, je suivais un cours de littérature intitulé « Aspects et problèmes de la création littéraire », donné par l’écrivain, essayiste et poète québécois René Lapierre. Les questions de la résistance et de l’attention, notamment, y étaient abordées. Lapierre nous a parlé, entre autre chose, de « l’attention comme d’une ligne de sobriété ouvrante », à noter que je le cite librement selon mes notes de cours, précieusement conservées depuis. Il y a dans cette idée, de « ligne de sobriété ouvrante », celle d’une délimitation où l’attention permettrait d’atteindre une capacité d’appréhender les choses – l’art ? – avec une clarté et une ouverture qui est aussi une forme de connaissance. Une lumière spécifique, indirecte et oblique – celle de l’ambiguïté – donne nécessairement accès aux angles morts de l’objet de notre attention. L’ambiguïté, logée dans l’œuvre d’art, nous incite à y poser un regard aveugle, non résolu, qui ne sait pas ce qu’il voit. Il s’agit de dévisager l’œuvre, de soutenir cette incertitude et ce malaise, d’y puiser un abandon, une permission de voir sans voir. Il faudra imaginer en partie ce qui est vu, créer des extensions de visibilité. Ce faisant, notre regard active l’œuvre et cette dernière nous engage dans sa complexité.

 

L’inconfort nécessaire : le sol en pierre et les clés du château

Si l’ambiguïté est généralement si bien accueillie en art c’est certainement, d’une part, parce qu’elle révèle le caractère inépuisable d’une œuvre. D’autre part elle invite, par son irrésolution, à prolonger le regard et s’y attarder. Dans la non-résolution se loge une vie grouillante d’indices et de clés de lecture, qui vont contribuer à libérer une forme de contre-savoir. L’inconfort est nécessaire : il place le public de l’art dans une posture qui l’oblige à reconsidérer ses assises. Allongé sur un sol en pierre, on ne pourra demeurer très longtemps ni sur le dos, ni sur le ventre ou les côtés : la dureté du sol force le corps à un mouvement perpétuel, ne procure aucun repos. L’ambiguïté produit un effet semblable sur la pensée : elle active des mouvements d’aller-retour, de zoom in zoom out et autres oscillations et détours discursifs qui poussent le langage dans des replis reptiliens. On aimerait énoncer une idée claire, mais l’objet devant lequel on se trouve ne le permet pas. Les formulations qu’il suggère ploient sous l’autorité de l’indétermination. À travers l’indéterminé cependant se trouvent des termes clés.

Dans un texte intitulé « Nommer la pratique » publié en 2004, paru dans l’ouvrage collectif Tactiques insolites – Vers une méthodologie de recherche en pratique artistique (Dir. D. Laurier et P. Gosselin, 2004, Guérin éditeur), j’aborde la question des mots clés dans la recherche-création. Je le fais alors sous un chapeau d’artiste et d’étudiante à la maîtrise en arts visuels. Je prends aussi la parole pour la toute première fois dans un texte à être publié. À la relecture de ce texte je redécouvre une citation d’Anne Cauquelin que j’entends aujourd’hui résonner avec toujours autant de pertinence : il s’agit de « …voir comment la langue elle-même peut se réfléchir et se fléchir pour engendrer la réalité du monde que nous voyons ou, plus exactement, que nous croyons voir. Car nous ne voyons que ce que nous pouvons nommer pour le reconnaître » (Cauquelin, Les théories de l’art, 1998, p.84). Devant le difficilement définissable, les questions de ce que nous croyons voir et de comment voir activent les modalités du regard et du langage tout à la fois. Le regard et le langage travaillent ensemble afin de voir-nommer et d’ouvrir une voie dans le magma d’ambiguïté.

Mais il ne s’agit pas, par la mise en lumière de mots clés, de réduire à néant l’ambiguïté d’une œuvre : ce sont au contraire des outils qui permettent de cohabiter avec l’ambiguïté, de voir à travers, voir quelque chose de clair – ne serait-ce qu’un seul élément – dans un ensemble complexe. Car l’ambiguïté est nécessaire : l’exigence qu’elle appelle et l’inconfort qu’elle génère forment le regard, qu’ouvrent ensuite les clés. Évidemment, l’art se trouve toujours dans un château.

 

L’importance de la lumière oblique

Si en art l’ambiguïté apporte une forme inhabituelle d’éclairage sur la perception du monde – une lumière sombre et oblique ? – en science elle est plutôt perçue comme absence de lumière, et donc absence de valeur de connaissance. Et pourtant, nous le savons, la recherche scientifique procède par essais-erreurs. Une expérience scientifique n’atteint le statut officiel et public d’expérience reproductible, donc vérifiable et porteuse d’une valeur de vérité, qu’à la suite de multiple allers-retours, impliquant un nombre incalculable de variantes. Malgré cela, les protocoles de recherche et les procès-verbaux scientifiques sont évacués de ces ambivalences, préexistantes au résultat final et essentielles à l’identification et l’affirmation de ce même résultat. Pour affirmer quelque chose avec certitude, ne faut-il pas l’avoir contre vérifié, même partiellement ? Il est étonnant de constater que les « retailles » de ces expériences ne soient pas conservées, ne serait-ce qu’en terme de documents témoins d’un processus. L’ambiguïté – contraire à la certitude – n’est pas la bienvenue au sein de la recherche scientifique : elle lui porte ombrage. Est-ce à dire que le seul éclairage qui soit acceptable en science est celui d’une lumière très blanche et très crue, comme celles des hôpitaux et des bureaux administratifs ? Différents lieux, différentes lumières.

Il existe plusieurs cas où la découverte a précédé, en quelque sorte, l’explication scientifique (je pense notamment aux exemples que donne mon collègue Miguel Aubouy dans son billet intitulé Le contraire de l’illumination précédemment publié sur ce blogue). Parce que la science ne pouvait articuler les processus derrière ce qu’elle voyait, elle en réfutait les aboutissants et le sens dont ils étaient potentiellement porteurs. Et pourtant, le résultat de ces recherches, nées dans l’ambiguïté, participe clairement de la construction du monde tel qu’il nous apparaît, c’est-à-dire dans la splendeur de ses contradictions quotidiennes. À nouveau, je m’étonne devant le champ de la recherche scientifique qui affirme son affranchissement des incertitudes qui fondent l’existence – du moins celle qui a cours dans la marge des procès-verbaux. D’une certaine manière, c’est comme si la science s’affranchissait du désordre de la vie, de son grouillement, sa part de confusion et de chaos, son fouillis et sa saleté, l’aspect trouble de ses eaux, l’agitation moléculaire à l’intérieur de ses matières. Toutes ces réalités qui figurent pourtant parmi ses sujets d’études. La science n’est pas sans ambiguïté elle-même.

À l’évidence, les connaissances produites par la science ne répondent pas aux même besoins que celles qui proviennent de l’art. Elles ne vont pas dans la même direction ni ne proviennent d’un même trajet. De même, elles s’éclairent différemment pour produire un effet optimal. Tout semble vouloir les éloigner – dont leur rapport réciproque à l’ambiguïté – et pourtant, une intuition nous dit qu’il y a là une dynamique potentiellement complémentaire, qu’induit la loi des contraires.

 

Courte fiction dans l’atelier : à propos des retailles et artéfacts

Je suis entrée dans l’atelier et j’y ai d’abord vu des éléments sans lien apparent. Des croquis au mur et au sol ; divers matériaux de construction ; de l’argile et ce qui semblait être des moules en plâtre ; des modules électroniques ; un fer à souder ; un cône orange ; un ruban à mesurer et plusieurs autres outils ; un ordinateur et des plantes ; une tasse à café vide. Un désordre certain régnait : l’impression d’un mouvement perpétuel, de la matière comme de la pensée. L’artiste me laisse errer quelques minutes parmi ces objets. Il me raconte ensuite l’histoire de chacun. Il m’explique comment les croquis sont à la base du projet : un premier ici, puis ce deuxième, plus achevé, plus complexe. Les dessins existent pour eux-mêmes – même à l’état de schémas – me dit-il, néanmoins, à partir de ces croquis, il a eu envie d’imaginer des agencements de matières, de matériaux. Du gypse disposé perpendiculairement, une feuille de métal d’un côté, du verre de l’autre côté. Puis il a pris du recul et observé l’ensemble. À partir de cet agencement, il a isolé un angle qui lui semblait plus singulier, qui dévoilait et retenait tout à la fois. Il a modelé la forme de cet angle avec de l’argile puis en a fait un moule en plâtre dans le but de reproduire plusieurs copies de cette forme. Après toutes ces manipulations très matérielles, il a intégré des microcontrôleurs afin de générer une dimension sonore. Il a bu un café en travaillant l’aspect audio du projet sur son ordinateur. Le cône n’est qu’un objet en attente me dit-il. Au premier coup d’œil, l’aire de travail de l’atelier ne révèle pas la relation entre les objets. Ceux-ci ont joué un rôle dans le processus à différents moments, certains sont encore pertinents pour la suite – car rien n’est jamais complètement terminé me dit-il. Mais aussi, plus important encore, certains de ces éléments seront repris, recyclés : ce sera alors l’amorce d’un nouveau cycle de création, qui se fera à partir d’un artéfact d’un précédent processus de création.

De la même manière, il est permis d’imaginer qu’en science, les fameuses « retailles » d’ambiguïté qui sont prestement balayées des procès-verbaux rendant compte des expériences, puissent servir de point de départ à de nouvelles recherches. Qu’elles soient en quelque sorte recyclées et revisitées, ramassées à même le sol et regardées sous un nouvel éclairage.

En art, l’ambiguïté logée dans l’œuvre est comme un artéfact de celle – plus globale – qui a accompagné l’artiste tout au long de son processus de réalisation.

 

L’ambiguïté comme matière

Alors que le scientifique évite de considérer les peurs, doutes et autres balbutiements qui accompagnent ses recherches, l’artiste de son côté non seulement embrasse l’ambiguïté de manière globale, mais il travaille littéralement avec elle. Par sa présence pervasive, elle devient la matière même du travail de l’artiste : il la matérialise, souvent partiellement, parfois totalement.

En décembre 2015 je visitais la Biennale internationale des arts numériques de Némo à Paris au CENTQUATRE. Sous le thème « Prosopopées : quand les objets prennent vie » étaient présentées de nombreuses installations et performances. L’une d’elle en particulier est souvent revenue me hanter : Installation Sans Objet (2015) de l’artiste français Aurélien Bory est une installation performative constituée d’un robot industriel entièrement recouvert d’une bâche noire formant une étrange sculpture mouvante. Sans autre mise en scène qu’un espace très sombre, l’œuvre se présente sous la forme d’une représentation à intervalle de trente minutes : elle performe ponctuellement. Dans l’espace entièrement plongé dans le noir au départ, nos yeux s’accoutument graduellement à cet inconfort initial. C’est dans l’obscurité que l’on devine les premiers mouvements de la machine. On ne voit pas, on ne sait pas ce que l’on voit. On entend des sons que l’on ne peut identifier. Puis une faible lumière, oblique, éclaire la surface de l’objet : on reconnaît du plastique. On croit voir : un immense sac poubelle recouvrant une créature-machine indéfinie, probablement monstrueuse. D’abord très lents, les mouvements vont progresser en une chorégraphie plus complexe, de plus en plus véloce. Les sons générés sont ceux d’une machine robotique : le niveau sonore permet maintenant de les identifier. L’ensemble est clairement inquiétant, voire menaçant. Et c’est ambigu : on ne sait pas ce que l’on voit.

Au début de ce post je mentionnais qu’ambiguïté, informe et contre-savoir travaillent ensemble. L’œuvre de Bory exemplifie cette proposition : nous avons sous les yeux cette forme informe, parfaitement ambigüe. Par cette relation ambiguïté-informe qui nous est donnée à voir, nous est également transmis cet inconfort par lequel notre pensée s’active en allers-retours, zoom in zoom out. Dans cette absence de repos, la pensée exige une forme particulière d’attention qui lui permet d’attraper au passage des clés de lecture. Les idées affluent de manière plus ou moins cohérente : une forme informe ; métamorphose ; morphisme et anthropomorphisme ; du plastique en mouvement ; un sac poubelle – des ordures ? ; un monstre ; un être ou une créature ? ; une bâche – quoi sous la bâche ? ; un son – de quelle origine ? ; du vivant – du robotique ? ; une machine ; des mouvements retenus, contrôlés ; une chorégraphie ; une forme qui bouge, qui danse, s’étire, s’allonge, se déploie et se replie ; une lumière qui cache et découvre en allers-retours ; une fluctuation généralisée ; une hésitation ; une variation de vitesse ; un début et une fin.

Puis de cette dynamique – d’ambiguïté à informe à contre-savoir – excède quelque chose qui finira par se mettre en images, en pensées et en mots, dans l’ordre et/ou dans le désordre.

 

Une forme fuyante du pouvoir

Si l’ambiguïté dérange et créé un malaise – car cela semble bien être le cas au-dehors du monde de l’art – n’est-ce pas en partie parce qu’elle insinue ce désordre dont j’ai parlé précédemment ? Nous ne voulons pas du désordre de la vie, c’est du temps suspendu ou perdu, des ruines à réduire à rien, le pendant sans grâce aucune de la confusion. Et pourtant, le désordre c’est aussi la fertilité des réagencements et des renouvellements. Du désordre naît la possibilité d’un ordre nouveau, d’un indice de vérité par lequel repenser les assises – celles de la science ? Dans ce rejet du désordre se trouve peut-être la clé de voûte (!) du pourquoi de l’embarras devant l’ambiguïté : par son aspect insaisissable et indéfinissable, elle représente une forme fuyante du pouvoir. Le potentiel de mutation identitaire qu’elle suggère constitue un réel pouvoir de transformation et donc d’emprise sur les objets et sujets du monde. Mais c’est un pouvoir incontrôlable, qui s’échappe et s’autodétermine à mesure qu’il se transforme, incessamment – une lave qui jamais ne se figerait. Ne permettant d’asservir quiconque à court ou moyen terme, ce pouvoir fauve reste ignoré et nié. L’ambiguïté est cette inconnue niée au premier regard, alors qu’il faudrait prendre le risque d’entrer en relation avec elle : la regarder dans les yeux, peut-être même l’embrasser à pleine bouche.

 

Nathalie Bachand

Installation Sans Objet (2015), Aurélien Bory (image tirée du site web de l’artiste)

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