LA SCIENCE EST-ELLE UN ART ? 2/3 UN PROGRÈS SCIENTIFIQUE VERSUS DES PROGRÈS SCIENTIFIQUES.

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Cette publication poursuit une série de trois billets sur le lien art-science tel qu’il émerge de la pensée de Paul Feyerabend à travers la lecture attentive de son livre La science en tant qu’art (Albin Michel, 2003).

Le premier billet (ici) confrontait la vision de Vasari et celle de Rielg pour en conclure qu’il n’y a pas de progrès en art. « Les artistes ne sont pas tous engagés dans une seule et même course, qui aurait pour objectif de représenter le plus fidèlement possible la réalité. C’est donc la vision d’un patchwork de styles, c’est-à-dire d’écoles de pensées, qui émerge. Ces écoles de pensée représentent des volontés artistiques différentes. Elles sont parfaitement cohérentes même si elles sont incompatibles. On peut juger une œuvre à l’intérieur des paradigmes qui sous-tendent son style, mais deux œuvres appartenant à deux styles différents sont incommensurables. »

Le deuxième billet tente de répondre à cette question : qu’en est-il de la science ?

 

1 | La question du progrès en science

À la lumière de la théorie de Riegl (que nous avons exposée dans le premier billet), la question du progrès en science devient la question des évolutions que nous observons dans la manière de faire de la science. Pour le comprendre, il est utile de reprendre l’image de la surface.

Le mouvement intellectuel de Riegl, disions-nous, consiste à rabattre l’art sur une surface. Nous écrivions : « Cette surface est un patchwork d’écoles de pensée artistique séparées les unes des autres par des lignes de rupture. À l’intérieur de chacune de ces écoles, la trame sous-jacente est commune : on peut établir une mesure. On peut comparer, par exemple, deux artisans du bas empire romain. On peut affirmer que Michel-Ange est supérieur à Raphaël, ou l’inverse.

Mais ces lignes de ruptures sont tellement profondes dans la surface de l’art, qu’elles affectent la trame sous-jacente à la représentation artistique. Dès lors, cette surface ne contient aucune mesure commune :  les styles sont incommensurables. Les écoles de pensée artistiques sont incomparables. Elles cohabitent sans hiérarchie possible. Michel Ange n’est pas supérieur à l’homme de Lascaux. L’art africain n’a pas moins de valeur que l’art occidental. Il n’existe pas d’œuvre dégénérée parce qu’il n’existe pas de gêne commun. »

Le raisonnement de Feyerabend consiste à procéder par analogie. Faisons pour la science ce que Riegl faisait pour l’art. Supposons que l’on rabatte sur une même surface (imaginaire) l’ensemble des écoles de pensée scientifiques. Assez naturellement, on va distinguer des régions différentes, correspondant à des manières différentes de faire de la science. La « région » de la science telle que la pratiquait Aristote, par exemple, est distincte de la « région » de la science suivant Galilée. Elles ont des couleurs différentes sur ce tissu imaginaire.

Personne ne conteste qu’il y ait du progrès à l’intérieur de ces régions. C’est une évidence universellement admise que les travaux de Maxwell représentent un progrès par rapport aux travaux de Newton. La question est ailleurs. L’enjeu de la discussion est celui-ci : y a-t-il une frontière entre les différentes régions de la science ?

S’il n’y a pas de frontière, la couleur peut être différente, la trame est commune. Il demeure une unité sous-jacente. Dès lors, les différentes manières de faire de la science sont commensurables. Alors, nous sommes dans le cas de figure de Vasari : on peut parler du progrès de la science. Chacun des travaux scientifiques peut se comparer aux autres. On pourrait dire que Galilée est supérieur à Aristote.

S’il y a une frontière, deux couleurs différentes signalent bien plus que des régions différentes : elles signalent des écoles de pensée différentes. Cela signifie que nous sommes dans la configuration d’un patchwork : différentes régions de la surface sont comme des tissus différents. La trame n’est pas commune. Nous avons affaire à des styles distincts, qui sont incommensurables. Alors, nous sommes dans le cas de Riegl. On peut parler de progrès lorsque l’on reste à l’intérieur d‘une école de pensée donnée (une manière particulière de faire de la science). Mais on ne peut comparer des travaux appartenant à deux écoles de pensée différentes. De même qu’on ne peut comparer Michel-Ange et l’homme de Lascaux, on ne peut pas comparer Galilée et Aristote. Leurs travaux existent dans des mondes différents.

La grande question du progrès en science est donc celle-ci : existe-t-il des ruptures fondamentales dans les différentes manières d’envisager la science ? Ou assiste-t-on au contraire à des améliorations progressives à l’intérieur du même paradigme de pensée ?

 

2 | Entre Aristote et Galilée : rupture ou progrès ?

Pour répondre à la question qui vient d’être formulée, Feyerabend s’intéresse à une frontière particulière dans cette surface imaginaire où sont représentées toutes les manières de faire de la science. Il s’agit du passage de la vision aristotélicienne du monde à la vision galiléenne du monde.

Pour trancher la question de la frontière, il faut s’intéresser aux critères d’évaluation de la pensée. Les critères d’évaluation sont les règles du jeu intellectuel. Ce sont l’ensemble des exigences qu’une école de pensée s’impose pour trancher la question : cette idée (ou ce raisonnement) est-elle juste (ou pas) ?

De deux choses l’une. Soit Galilée a introduit de nouvelles idées en respectant les critères de vérité qui étaient ceux de l’école de pensée d’Aristote. En ce cas, la trame est commune. Nous sommes dans la situation où il n’y a pas de frontière, seulement des couleurs différentes. Nous savons pourquoi la vision de Galilée a triomphé de celle d’Aristote : parce qu’elle était meilleure ! C’est la perspective scientifique classique.

Soit Galilée a introduit de nouvelles idées en même temps que de nouveaux critères d’évaluation (de nouvelles règles du jeu, de nouvelles exigences). Alors, la trame n’est pas commune. Nous sommes dans la situation où il y a une frontière. Nous ne pouvons pas affirmer que Galilée représente un progrès par rapport à Aristote : ils sont incomparables. Dans cette perspective, si la vision galiléenne a triomphé de la vision aristotélicienne, ce n’est pas quelle était meilleure, mais qu’elle était porteuse d’une toute nouvelle « volonté scientifique ». Une volonté qui correspondait mieux à l’air du temps.

Feyerabend développe trois arguments qui l’amènent à conclure que Galilée a introduit de nouvelles règles du jeu, en plus que de nouvelles idées. Nous serions donc dans dans le cas d’une frontière marquée. Ces trois arguments sont les suivants.

Argument n°1. Le champ de la réflexion est différent.

La physique aristotélicienne est une théorie générale du mouvement. Elle explique la nature du mouvement, les circonstances dans lesquelles il y a mouvement, ainsi que la répartition du mouvement dans l’univers. Mais par mouvement, il faut entendre « tout changement », nous dit Feyerabend. Non seulement le mouvement est le déplacement, mais il est aussi la variation (de température, par exemple). Il est enfin la naissance et la disparition. Par contraste, la théorie galiléenne ne considère le mouvement que comme le déplacement. Elle ignore tous les autres aspects du mouvement présents dans la théorie d’Aristote : le développement d’une graine en fleur, par exemple.

Argument n°2. Les outils sont différents.

Même dans ce champ restreint, la physique de Galilée a recours à des outils simplifiés. La droite n’a plus de structure pour Galilée, alors qu’elle en avait pour Aristote.

Argument n°3 : Le problème corps-âme.

Dans la pensée galiléenne, les perceptions et les faits sont d’une nature différente. Mais quel est le lien entre les deux ? La réponse de Galilée prend la forme d’un acte de foi : c’est la prédiction qui les réconcilie. Les perceptions et les faits coïncident au niveau des mesures quantitatives. « Cette attitude se distingue de celle d’Aristote qui ne voulait pas se limiter à produire des prédictions justes, mais désirait connaître la nature des choses prédites. » Le critère qu’utilise Galilée pour mesurer le succès de sa théorie est « prédire la mesure ». Le critère qu’utilisait Aristote pour mesurer son succès était « connaître la nature des choses ». Ce ne sont pas les mêmes critères. Et l’on voit que le succès de la théorie galiléenne s’est fait sur un critère extérieur à la théorie aristotélicienne. La règle du jeu a changé.

 

3 | Conclusion

La science n’existe pas comme volonté continue de décrire toujours plus finement la réalité. Nous sommes bien plus dans une perspective rieglienne où les différentes écoles de pensée scientifique représentent des volontés distinctes. L’ensemble de ces écoles forment un patchwork. On peut parler de progrès à l’intérieur de chaque école de pensée, mais deux travaux issus de deux écoles différentes sont incomparables puisqu’ils procèdent d’une volonté différente. On peut affirmer que les travaux de Maxwell représentent un progrès par rapport aux travaux de Newton, car ils procèdent des mêmes exigences intellectuelles. En revanche, les travaux de Galilée ne représentent pas un progrès dans la connaissance du monde par rapport à ceux d’Aristote.

Dans le troisième billet, nous examinerons les conséquences de cette conclusion sur le statut de la science au regard de l’art.

 

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