LA SCIENCE EST-ELLE UN ART ? 3/3 LA SCIENCE EST UN ART !

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Cette publication achève une série de trois billets sur le rapport art-science tel qu’il émerge de la pensée de Paul Feyerabend à travers la lecture attentive de son livre La science en tant qu’art (Albin Michel, 2003).

Le premier billet (ici) confrontait la vision de Vasari et celle de Rielg pour en conclure qu’il n’y a pas de progrès en art. « Les artistes ne sont pas tous engagés dans une seule et même course, qui aurait pour objectif de représenter le plus fidèlement possible la réalité. C’est donc la vision d’un patchwork de styles, c’est-à-dire d’écoles de pensées, qui émerge. Ces écoles de pensée représentent des volontés artistiques différentes. Elles sont parfaitement cohérentes même si elles sont incompatibles. On peut juger une œuvre à l’intérieur des paradigmes qui sous-tendent son style, mais deux œuvres appartenant à deux styles différents sont incommensurables. »

Le deuxième billet (ici) montrait qu’il en va de même en science. « La science n’existe pas comme volonté continue de décrire toujours plus finement la réalité. Nous sommes bien plus dans une perspective riegelienne où les différentes écoles de pensée représentent des volontés scientifiques distinctes. L’ensemble de ces écoles forment un patchwork. On peut parler de progrès à l’intérieur de chaque école de pensée, mais deux travaux issus de deux écoles différentes sont incomparables puisqu’ils procèdent d’une volonté différente. On peut affirmer que les travaux de Maxwell représentent un progrès par rapport aux travaux de Newton, car ils procèdent des mêmes exigences intellectuelles. En revanche, les travaux de Galilée ne représentent pas un progrès dans la connaissance du monde par rapport à ceux d’Aristote. »

L’image qu’il faudrait retenir pour la science est donc celle d’une surface où différentes écoles scientifiques forment un assemblage de tissus variés. Différentes couleurs représentent différentes volontés scientifiques et différentes exigences intellectuelles. La science telle que nous la pratiquons aujourd’hui a été développée par un nombre considérable de personnes depuis des siècles. Elle occupe donc assez naturellement la plus grande partie de cette surface. Elle est de très loin la plus grande tache de couleur. Mais elle n’est pas la seule, et il ne faudrait surtout pas confondre cette surface avec sa plus grande région.

Ce troisième et dernier billet tente de répondre à cette question : une seule ou deux surfaces ?

À ce stade du raisonnement, nous avons conclu deux choses. Premièrement, ce que l’on appelle l’art est un assemblage de volontés artistiques différentes, comme des pièces de tissus assemblées pour former un vaste patchwork. Deuxièmement, ce que l’on appelle la science est aussi un assemblage de volontés scientifiques différentes, et l’on peut filer une métaphore semblable : des pièces de tissus différents assemblés pour former un vaste patchwork.

La dernière étape du raisonnement de Feyerabend consiste à affirmer que ces deux surfaces sont la même surface, en vérité. Les différentes volontés artistiques et les différentes volontés scientifiques ne se trouvent pas dans des mondes différents. Elles sont différentes pièces de tissu sur le même ouvrage. Il n’y a pas deux surfaces, mais une seule.

Ceux qui défendent le principe de deux surfaces mettent en avant trois arguments. Premièrement, l’argument de la réalité. Deuxièmement, l’argument des concepts. Troisièmement, l’argument de la vérification. Nous allons les examiner dans cet ordre.

 

1 | De la réalité aux réalités

Ceux qui défendent le principe de deux surfaces mettent d’abord en avant l’argument de la réalité. La science se développerait sur une surface à part, selon eux, car elle cherche à dire la réalité du monde, contrairement à l’art ou la religion. Il y aurait donc d’un côté la surface de la recherche de la réalité du monde, et de l’autre la surface de toutes les autres recherches.

Nous avons déjà évoqué l’argument de réalité dans le premier billet de cette série. Nous avons notamment réfuté le principal argument en faveur de la spécificité des sciences que l’on peut formuler ainsi : « La représentation scientifique serait plus réelle que les autres parce qu’elle permet une meilleure maîtrise de la nature ». Dans son livre, Feyerabend ne se contente pas de cette réfutation. Il prend un exemple concret. Il confronte la vision religieuse du monde de Maître Eckhart avec celle des scientifiques.

La vision religieuse de Maître Eckhart est affirmée, écrit-il. Elle est justifiée par des réflexions et des arguments. Elle est soutenue par des expériences. Bien sûr, la réalité de Maître Eckhart n’est pas celle du monde matériel. Elle appartient à un tout autre domaine qui n’est pas accessible à l’expérience scientifique. Mais, écrit Feyerabend, réfuter cette réalité sous prétexte qu’elle n’est pas accessible à la science n’est guère plus convaincant que de renier une église gothique en arguant qu’elle n’a pas été construite sous les principes de l’architecture romane. Si la religion décrit une autre réalité que celle du scientifique, ce n’en est pas moins une réalité.

Bien sûr, ceux qui défendent le principe de deux surfaces trouvent des contre-arguments. Dans son analyse, Feyerabend en liste trois, qu’il réfute instantanément.

Premier contre-argument en faveur de la singularité des sciences : l’église de style gothique existe bel et bien, à la différence du domaine surnaturel décrit par Maître Eckhart. Réponse de Feyerabend : c’est une question de perception ! Pour un fanatique des styles anciens, l’église gothique n’existe pas en tant qu’édifice religieux construit selon un ordre donné ; « seul comptent pour lui les églises de style roman, les autres n’étant que des tas de pierres informes. » Il en va de même pour un scientifique. Le domaine surnaturel n’existe pas à ses yeux. Seul compte pour lui ce qui est répétable à volonté, partageable à l’infini, mesurable à l’aide de règles qu’il a préfabriquées. Mais c’est une toute petit fraction de la réalité qui se plie à cette contrainte. Est-ce à dire que le reste n’a pas de réalité ? Bien sûr que non.

Deuxième contre-argument en faveur de la singularité des sciences : l’église gothique possède une structure propre pouvant être identifiée et décrite. Réponse de Feyerabend : encore une fois, c’est une question de perception. Il en va de même pour le domaine divin. Il apparaît clairement pour ceux qui ont appris à le voir !

Troisième contre-argument en faveur de la singularité des sciences : les théories scientifiques nous permettent de faire certaines choses, comme aller sur la lune ou soigner des maladies. Réponse de Feyerabend : c’est également vrai du côté religieux ! Lui aussi permet des voyages lointains, même s’ils sont spirituels. Lui aussi permet de guérir de certaines affections : le péché, la douleur d’être attaché aux choses terrestres…

Au final, la perception du scientifique n’est ni plus ni moins réelle que celle du religieux. Elle est juste différente. Quelle est cette différence ? Elle est plus conceptuelle et elle prétendument vérifiable. Dans son ouvrage, Feyerabend s’attache à montrer que cette différence n’est pas susceptible de justifier que la science et l’art appartiennent à deux mondes différents.

 

2 | l’argument conceptuel.

Ceux qui défendent la singularité de la science mettent en avant l’argument de la  conceptualisation. La science est singulière car elle utilise des principes abstraits pour décrire la réalité. Mais d’où vient l’importance des concepts abstraits, demande Feyerabend ?

Si la réponse est multiple, il y a un argument plus important que les autres : les concepts abstraits permettent de fabriquer des histoires d’une toute autre nature. Des histoires ayant un pouvoir d’autosuggestion. Parce que cette discussion est très intéressante bien au-delà du débat art-science (elle touche au vieux combat entre littéraire et philosophe), je vais prendre le temps de la synthétiser.

Dans les épopées anciennes, les divinités, les personnages, les évènements sont caractérisés par des récits qui tiennent lieu de définition et de théories. Les mythes et les épopées sont « les uniques modes d’explication et de représentation susceptible de rendre la complexité des phénomènes. » Le concept d’honneur, par exemple, n’est jamais définit dans l’absolu. Il se déduit de l’ensemble des comportements des personnages héroïques. Il est le produit de l’histoire de ces personnages. Il n’existe pas indépendamment du récit de leurs exploits.

C’est ainsi que le monde de l’Iliade est un monde agrégatif. La nature est divisée en domaines obéissant à des lois naturelles différentes. « À chaque domaine correspond un dieu qui en porte les traits, de même que les dieux éthiopiens portent des traits des Éthiopiens. » Le concept de Dieu n’existe pas. Il y a une agrégation de dieux aussi divers que les hommes le sont, et personne ne songe à induire une propriété commune.

On voit apparaître au VIe et Ve siècle avant JC, des schémas d’explication et de représentation totalement différents. Une nouvelle idée de Dieu, des nouvelles idées de l’âme viennent prendre la place des conceptions agrégatives précédentes. Ces schémas sont basés sur un monde substantiel. C’est la conceptualisation du monde qui est à l’œuvre.

Mircea Éliade parle d’une longue érosion « qui dépouille les mythes et les dieux homériques de leur signification originelle. Parmi les événements qui ont joué un rôle essentiel dans ce mouvement, Feyerabend cite la critique de Xénophane.

Xénophane constate la relativité des Dieux : « les éthiopiens font leurs Dieux noirs avec un nez camus ; les Thraces disent que les leurs ont les yeux bleus et les cheveux rouges… Si les bœufs, les chevaux et les lions avaient des mains et pouvaient sculpter des statues, ils représenteraient les Dieux sous la forme de bœufs, de chevaux et de lions… »

L’argument suppose, sans le montrer, précise Feyerabend, qu’une vision de Dieu qui change d’un territoire à l’autre (d’un peuple à l’autre) n’est vraie nulle part.

Dieu n’est pas le seul à être relatif, à cette époque. De nombreux exemples le montrent : les convictions, les coutumes et les lois ne sont pas acceptées de manière générale, elles s’appliquent à certains domaines et pas à d’autres. Mais ajoute Feyerabend, il est fou de les railler pour ce seul motif.

Pour Xénophane, même si les lois, les coutumes, les modes de vie sont « relatifs », c’est-à-dire qu’ils diffèrent d’un domaine à l’autre, ils sont en même temps valables pour chacun des domaines qui leurs sont attribués. Pouvons-nous étendre cette idée de validité, demande Feyerabend, à un constat d’existence, concernant par exemple des divinités ?

Le Dieu de Xénophane a les qualités suivantes : « Il n’y a qu’un seul Dieu, qui ne ressemble au mortels ni par le corps ni par la pensée. Il reste toujours au même endroit et sans bouger. Il ne convient pas qu’il aille d’un endroit à l’autre, car c’est sans effort qu’il meut tout par la force de son esprit. » On le voit, l’argument de Xénophane est basé sur un monde substantiel. Ce faisant, il introduit une cosmologie entièrement nouvelle.

D’où viennent ces cosmologies et pourquoi paraissent-elles si évidentes ? C’est une tendance des VIe et Ve siècles avant JC qui a été notamment portée par Socrate, tel que nous l’a rapporté Platon.

Les coutumes, les vertus et le savoir varient. « Il ne semble pas possible de leur trouver une caractérisation commune – et c’est pourtant ce qu’essaie de faire Socrate. Nous sentons bien que cette caractérisation commune, à supposer qu’elle soit possible, ne peut s’appuyer que sur des concepts très limités et d’un intérêt bien maigre au vu de la diversité des situations réelles : le questionnement socratique, tel qu’il nous est présenté dans les dialogues de Platon, manipule des concepts relativement vides et « la dissidence ancienne entre la philosophie et la poésie » dont parle Platon (République 606B6) oppose des modes de représentations détaillés à des procédés qui négligent complètement les détails et se contentent de schématisation grossière. »

Quel avantage offre ces schématisations ? Pourquoi cette manière de procéder a-t-elle eu une telle influence sur la pensée occidentale ? Comment expliquer ce caractère déterminant du rationalisme occidental qui continue encore aujourd’hui à exprimer des revendications hégémoniques dans des domaines où il existe des moyens plus réalistes de représentation et de traitement de la nature ?

Feyerabend avance trois éléments pour le comprendre :

1. Cette rationalisation s’inscrit dans une tendance historique vers des concepts plus abstraits et schématiques.

2. Cette rationalisation a permis l’apparition d’une nouvelle forme de récit.

« Une des principales raisons ayant favorisé l’avènement de ces nouvelles caractéristiques, qui se distinguent toutes par leur pauvreté est, selon moi, qu’elles permettaient de raconter des histoires d’un nouveau genre, en quelque sorte de nouveaux mythes aux aspects surprenants. L’action de ces nouveaux mythes n’était plus soumise à la contrainte extérieure d’une tradition, mais régulée de l’intérieur car « résultant » de la nature des choses. Si l’on remplace, par exemple, le concept traditionnel de Dieu, expliqué dans une infinité d’épisodes, par un concept où il n’est plus question que de pouvoir ou d’être, il devient possible de raconter l’histoire suivante, d’une logique implacable, à défaut d’être intéressante et validée par la tradition : » Soit Dieu est unique, soit il est multiple. S’il est multiple, ces multiples dieux sont soit égaux, soit différents. S’ils sont égaux, ils sont comme les citoyens d’une cité – c’est-à-dire qu’ils ne sont pas des dieux. S’ils sont différents, certains sont inférieurs à d’autres et ne peuvent donc être des dieux (car le pouvoir de Dieu, qui est sa seule caractéristique, n’a pas de limites). Dieu est donc unique. » »

Ces histoires, dont Feyerabend dit qu’on les a appelés plus tard des « preuves », ont imposé une vision nouvelle par rapport à la « grande variété des traditions ».

Car la variété des traditions pose un problème, à l’époque de Platon. Ce problème peut se dire simplement : Comment convaincre les gens que le caractère extraordinaire de la tradition citée en exemple n’est pas une pure affirmation et qu’il correspond à une réalité ? Comment inciter les victimes de cette nouvelle manie non seulement à la subir à défaut d’alternative, mais à se brimer de leur plein gré ?

Une réponse possible consiste à endoctriner la population, l’empêcher d’avoir accès à d’autres traditions. Mais la découverte de « récits avançant d’eux-mêmes vers une fin » a fourni aux partisans d’une conception étriquée des choses une autre réponse sous la forme d’un outil bien plus performant, à savoir la preuve (ou l’argument). Ce qui est prouvé n’est pas imposé à l’élève, il découle de la nature des choses. « Ainsi s’ouvrait pour les intellectuels de la Grèce ancienne une possibilité nouvelle et extrêmement fertile de trouver la vérité parmi les divergences des traditions. »

« Bien sûr, c’était une erreur. Le fait que des concepts puissent être assemblés et former une histoire ne nous apprend rien sur les choses en elles-mêmes… »

L’inutilité de ce nouveau mode de pensée a été très tôt comprise et critiquée. C’est particulièrement vrai en médecine. Face à l’apparition de concepts, plutôt que de pratiques, les médecins se sont indignés : « les concepts proposés sont certes simples, mais ils ne correspondent à rien. Ils ne prennent de sens qu’en faisant le lien avec la pratique qu’ils se proposent justement de remplacer. » Feyerabend cite un texte attribué aux « médecins de l’école de Kos » : « Certains médecins et philosophes prétendent qu’il est impossible de connaître quelque chose à la médecine sans savoir ce qu’est l’homme ; que pour bien traiter les patients, il est indispensable de commencer par apprendre cela. Mais cette question relève de la philosophie [donc de la pensée abstraite, et non de la pratique médicale] ; elle est le domaine de ceux qui, comme Empédocle, ont écrit sur la science de la nature et sur ce qu’est l’homme depuis les origines, sur la façon dont il a été créé et à partir de quels éléments. Je pense pour ma part que tout ce que les philosophes et les médecins ont pu dire ou écrire sur la science naturelle n’a pas plus à voir avec la médecine qu’avec la peinture.

3. Ces preuves ont entrainé une accumulation de résultats.

Ces résultats ont posé de nouveaux problèmes qui ont à leur tour engendré des analyses. Ce fut le début d’un développement foisonnant. « Le succès rend célèbre et attise la curiosité, même s’il ne s’agit en fait que d’un foisonnement d’absurdités qui ne contribuent en rien à résoudre les problèmes rencontrés dans les différentes disciplines… »

On fonda des écoles, explique Feyerabend. « Il n’était plus question dès lors de « vérité » ou de « réalité » – des troupes de choc constituées d’élèves à la résolution inébranlable, se regroupèrent autour des idées les plus folles. »

Aristote a joué un rôle prépondérant en rétablissant, (du moins en partie, nous dit Feyerabend) le lien avec le sens commun et avec les disciplines existantes.

« Pour cela, il s’est servi, entre autres, d’une méthode qui a maintenu le rationalisme en vie jusqu’à aujourd’hui et que l’on qualifie de régressive : les concepts abstraits, grande fierté des rationalistes, sont détachés de leur contexte abstrait et reliés à la pratique, on leur donne une nouvelle impulsion, ce qui se traduit par de nouvelles découvertes. Les succès ne se font généralement pas attendre, non pas parce que l’on est resté fidèle à la raison présente dans les abstractions premières, mais parce que l’on a été assez raisonnable pour procéder de manière irraisonnée. »

L’histoire regorge de démarches « raisonnablement irraisonnées », nous dit Feyerabend. Par exemple, les pratiques hybrides des médecins d’Alexandrie. Ou Newton, qui prend une démarche intuitive pour traiter de la question des trois corps. Ou Einstein, qui n’étudie pas les théories antérieures (la mécanique, la thermodynamique, l’électrodynamique), mais qui a recours à des approximations. Cette forme d’argumentation fondée sur des approximations fut ensuite érigée au rang de méthode par les pionniers de la physique quantique. On songe ici aux arguments informels de Niels Bohr.

Pour résumer, écrit Feyerabend : « je dirais que la première condition imposée à des penseurs de type scientifiques à une représentation matérielle est d’utiliser des concepts abstraits et de présenter des preuves (ou arguments) fondés sur les lois qui s’appliquent à ces mêmes concepts. Cette condition ne donne pas accès à « la » réalité ni à « la » vérité, elle introduit tout au plus une nouvelle conception de la réalité, c’est-à-dire un nouveau style, et elle n’est en outre rarement satisfaite dans les matières chères à ces penseurs. »

 

3 |       Le recours à des méthodes de vérification rigoureuses

Enfin, ceux qui défendent la singularité de la science mettent en avant l’argument de la  vérification. La science est singulière car elle a recours à des méthodes de vérification rigoureuses.

La réfutation de Feyerabend est double. Premièrement, la méthode de vérification n’est pas absolue. Deuxièmement, elle n’est pas rigoureuse.

Pourquoi elle n’est pas absolue ? Parce qu’elle appartient au style scientifique ! Dans le deuxième billet, nous avons vu que les règles du jeu intellectuel scientifique varient d’un style à l’autre. C’est ce qui a permis de conclure que nous étions dans la configuration de Riegl et non dans celle de Vasari. Parmi les règles du jeu, il y a bien sûr les principes de vérification. Si donc la méthode de validation varie d’un style à l’autre, son empire est celui de la volonté qui lui a donné naissance. Elle ne peut pas avoir de prétention en dehors de cette volonté. Feyerabend pousse ce raisonnement un cran plus loin en affirmant que les règles du jeu scientifique « non seulement établissent une division entre les sciences et les arts, mais ont pour objectif de mettre en évidence le caractère objectif des sciences et, en général, de la pensée rationnelle. »

Pourquoi elle n’est pas rigoureuse ? Parce que l’on trouve de nombreux exemples dans l’histoire des sciences où la méthode de validation scientifique n’a pas été utilisée, ou pas complètement, ou pas avec rigueur. C’est ce que Feyerabend appelle les démarches « raisonnablement irraisonnées », que nous avons évoqué ci-dessus.

 

4 | Conclusion

Les sciences ne peuvent prétendre à une quelconque singularité, sauf à celle que les scientifiques ont affirmée du haut de leur propre volonté. Les arts et les sciences sont semblables. Ils sont comme des pièces de tissu différentes sur un immense patchwork de styles. La surface est commune même si les règles intellectuelles varient.

Bien sûr, nous l’avons dit : le nombre de gens qui ont contribué à tisser la pièce de la science est considérable. Cela fait tellement de temps que la science est pratiquée dans nos sociétés que cette pièce domine largement toute les autres en étendue. Mais pas en valeur. Rien ne justifie que la science soit hégémonique dans sa volonté d’incarner la vérité du monde.

Nous arrivons au terme de la série de trois billets. Il reste à enfoncer le clou du raisonnement. Si les arts et les sciences vivent sur la même surface, ils sont semblables. S’ils sont semblables, alors on peut dire de l’art qu’il est une science particulière et réciproquement. Pourquoi Feyerabend titre-t-il son livre « La science en tant qu’art » et non pas l’inverse ? La réponse se trouve en conclusion de son ouvrage :

« Si notre époque croyait de manière naïve au pouvoir salutaire et à l’ « objectivité » des arts, si elle n’établissait pas de séparation entre l’art et l’État et accordait aux arts des subventions généreuses basées sur les recette fiscales, si elle faisait des arts une des principales matières enseignées dans les écoles, si notre époque, par ailleurs, tenait les sciences pour un champ d’activité ludique où les joueurs peuvent choisir l’un ou l’autre des jeux proposés suivant leur humeur, il serait bien sûr tout autant pertinent de souligner que les arts sont des sciences. Mais nous ne vivons malheureusement pas à telle époque. »

De retour en août ! Je vous souhaite un très bel été.

Miguel Aubouy

 

Crédit photographique : Christian Puta sur Unsplash