APPROCHER L’IDÉE DE CONTRE-SAVOIR (OUVRIR DES FENÊTRES ET TOURNER AUTOUR DE L’INFORME)

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Le texte qui suit présente le cadre théorique qui guidera la suite de nos réflexions ; les définitions d’un ensemble de termes qui seront utilisés de manière récurrente ; une première réflexion sur la notion de contre-savoir ; et un fragment d’observation autour de l’œuvre « Rainbow assembly » d’Olafur Eliasson.

 

 À propos de l’approche adoptée

Il sera important d’avoir à l’esprit que la réflexion que j’alimenterai à travers ce blog – bien que nous l’ayons nommée « recherche » – ne sera pas structurée par une méthode ou un cadre théorique spécifique. Il s’agira plutôt d’un enchaînement réflexif qui tentera d’explorer, chaque fois, la nature de la relation art-science qui se manifeste à travers des œuvres et des pratiques artistiques.

Nous serons cependant attentifs à ce qui émergera au fil de ces réflexions. En ce sens, on pourrait parler d’une approche heuristique. Non pas au sens d’une méthode à proprement parler, mais dans une acception plus large de posture et de disposition générale. Ce qui est recherché est appelé à se préciser en cours de recherche, par les avenues mêmes que prendra cette recherche, à travers une série d’observations, d’analyses et d’intuitions.

 

Quelques définitions

Avant de poursuivre, il nous semble important de proposer des définitions de certains termes qui seront fréquemment utilisés dans les mois qui suivent :

Savoir scientifique = compte-rendu écrit de l’expérience, et non l’expérience elle-même, ainsi que la mise en forme d’une explication.

Contre-savoir scientifique = ce qui n’a pas été conservé de l’expérience et ne figure pas au compte-rendu officiel, mais pouvant contenir (ou non) des éléments pertinents.

Savoir artistique = l’œuvre, c’est-à-dire le résultat d’explorations qui reposent sur la conjonction d’un savoir-faire impliquant une matérialité variable (parfois technique et/ou technologique), et des intentions esthétiques, conceptuelles, critiques.

Contre-savoir artistique = ce qui excède l’œuvre elle-même, se rapprochant plus d’une forme d’intuition ou de sensation découlant de l’expérience singulière de chaque visiteur.

Les savoirs – qu’ils soient scientifiques ou artistiques – reposent sur des compte-rendu d’expériences ou d’explorations. Dans les deux cas il s’agit d’une forme de sélection. Pour le scientifique, c’est ce qu’il aura choisi de conserver de l’expérience et d’inclure au compte-rendu, lesquels sont souvent partiels et édités. Pour l’artiste, c’est ce qu’il aura conservé de ses explorations artistiques, qu’il s’agisse de contenu matériel et/ou conceptuel.

Soulignons qu’en science, le savoir sera extrait d’une expérience qui doit pouvoir être répétée de manière identique. L’art n’est pas contraint à ce devoir de répétabilité, au contraire le savoir artistique est souvent issu d’une idée singulière ou unique.

Les contre-savoirs – qu’ils soient scientifiques ou artistiques – sont des savoirs potentiels, soit latents (science : involontairement laissés pour compte) ou cachés (science : frauduleusement oubliés).

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Première batch de réflexions sur la notion de contre-savoir : reflet, intuition et bay window – de même que de l’informe, plusieurs métaphores, la mention du mot ovni et l’observation partielle d’une œuvre

Un savoir peut se définir comme un ensemble de connaissances. Associé au mot « contre », il se transforme partiellement en autre chose : cela reste un ensemble de connaissances, mais auquel nous aurions accès à travers le reflet d’un miroir imperceptiblement déformant : ressemblant, mais dissocié et altéré, peut-être même inversé.

 

L’informe comme une forme floue

Contre, est une préposition et un adverbe servant à marquer à la fois une opposition et une proximité : on peut se battre contre quelqu’un ; on peut aussi se presser contre lui.

Dans le champ de l’art, un contre-savoir peut ainsi être compris – c’est à la fois une hypothèse et une métaphore – comme un ensemble de connaissances informes prenant l’une ou l’autre des postures précédentes : qu’il l’oppose ou qu’il l’embrasse, le contre-savoir se présente comme le faux jumeau – un double différent – d’un ensemble initial de connaissances x, qui sont celles de l’œuvre.

Un contre-savoir oppose le savoir d’une œuvre lorsque, par exemple, il appartient à l’ironie, au sarcasme, à la dérision, à l’humour noir. Le travail de l’artiste américain Jordan Wolfson se veut un commentaire social sur la violence et le divertissement dans nos sociétés occidentales. Le caractère violent de ses œuvres peut, au premier abord, choquer. Cependant c’est par cette stratégie de déstabilisation que l’artiste procède afin d’exprimer – par effet d’opposition – un contenu critique sur cette même violence. L’œuvre « Colored Sculpture » (2016)[1] joue très exactement sur le territoire, parfois dérangeant, du discours par la négative.

Un contre-savoir embrasse une œuvre lorsque, par exemple, il paraît la compléter. Faisant extension à l’œuvre, il en émane comme naturellement, nous laissant sur une sensation de cohérence. Sorte de suite logique de ce que l’œuvre nous donne à voir, il résonne avec elle, s’y accorde. À mon sens, les œuvres d’Olafur Eliasson sont pour la plupart, de cet ordre. Un exemple suit plus loin dans ce texte.

Le savoir informe dont il est question pourrait, lui, se traduire de la manière suivante : un état de pré-connaissances, dont on dirait qu’elles se trouvent à la lisière entre l’intuition et la conscience, ou de méta-connaissances, au sens « d’aller au-delà, à côté de, entre ou avec » (Wiki). Contrairement au sens que lui donne Georges Bataille (Documents 7, 1929), la notion d’informe n’est pas comprise comme péjorative. L’informe ne figure pas ici une menace envers la forme ou l’ordre des choses et de la pensée. Ni araignée ni crachat[2], il est d’abord neutre et indéterminé. Puis dans un deuxième temps, disponible à recevoir ce qui peut y être projeté.

Suivant ces réflexions, il s’agirait pour approcher le contre-savoir d’une œuvre et tenter d’en saisir quelque chose, de chercher à prendre contact avec l’informe qui s’en dégage (au-delà, à côté de, entre ou avec). Ne pouvant ni le voir ni le toucher réellement, saisir l’informe pourrait s’apparenter à une sensation : au fait de ressentir et donc d’accepter de laisser une place à l’incertitude et au doute. Ressentir concrètement d’une part (à travers les sens), mais aussi de manière plus abstraite (par des intuitions). Soulignons par ailleurs que les racines étymologiques du mot « savoir » entretiennent une réelle parenté avec la question des sens[3].

Il ne s’agit pas cependant d’établir une relation ésotérique et éthérée avec les œuvres. La suite de cette « rencontre » avec l’informe sera de se frayer un chemin vers le langage : des mots peuvent être mis sur les sensations ressenties et les intuitions, menant à la formulation d’idées plus construites.

Il faut, dans tous les cas, imaginer des savoirs qui ne répondent pas, par exemple, aux critères habituels des sciences – qu’elles soient humaines, sociales, pures ou fondamentales – et qui ne se classent pas dans les mêmes filières, voire les mêmes bureaux. Des savoirs qui serviraient moins à construire les fondations de l’édifice qu’à déterminer l’emplacement et l’orientation des fenêtres, bay window et autres puits de lumière – offrant sur le monde, des perspectives inédites.

 

La forme floue d’un ovni au loin

D’un point de vue scientifique, le contre-savoir pourrait s’apparenter, par exemple, à ce qui ne serait pas inscrit au procès-verbal d’une expérience. Ce qui déborde le cadre très circonscrit des étapes menant au résultat : échecs et ratées, fausses pistes et impasses, ovnis en échappée. Des savoirs qui sont soit involontairement laissés pour compte, ou frauduleusement cachés. Il faut souligner que ce qui s’inscrit en marge du protocole peut aussi avoir une résonance fort négative. Dans certains cercles scientifiques, on le comprendra comme une opinion infondée, un fait alternatif qui contredit ceux qui sont depuis longtemps vérifiés, une falsification des résultats, un mensonge éhonté. En contrepartie, on peut également l’imaginer porteur de pistes de recherche délaissées, dont le potentiel est à reconsidérer. Pour l’instant, gardons seulement à l’esprit qu’il y a des fenêtres à ouvrir de ce côté.

 

Trans(form)ation : le savoir traverse le miroir et devient contre-savoir (entendre ici du reverb)

Il n’est pas rare de rencontrer des œuvres qui intègrent des savoirs issus des sciences, tout en leur faisant dire autre chose que ce qu’ils véhiculent dans le cadre de l’expérience scientifique initiale.

Prenons un cas de figure particulièrement parlant où art et science se rencontrent et génèrent ensemble un dialogue essentiel. Les œuvres de l’artiste Danois-Islandais Olafur Eliasson se présentent souvent comme des mises en situation artistique de jeux optiques où la lumière, l’eau et les conditions atmosphériques en sont les matières premières. L’œuvre « Rainbow assembly » (2016) par exemple, met de l’avant un phénomène naturel – pouvant se répéter à volonté sous forme d’expérience scientifique – où l’eau se trouve diffusée dans l’espace sous forme de vapeur, ce qui correspond à l’une des phases de transformation de l’eau. Brumisée et présentée dans une pièce sombre, la vapeur d’eau forme un écran à peine perceptible. C’est par la projection d’une source lumineuse sur cet écran que le phénomène se rend visible : un voile d’arcs-en-ciel roux, scintillants et ondoyants. Une des caractéristiques des œuvres d’Eliasson est le fait d’exposer la machinerie derrière le phénomène. En approchant, on découvre les gicleurs et les projecteurs au plafond. Il ne s’agit pas pour Eliasson de créer de la magie et de l’illusion, mais plutôt de démontrer la manière dont la réalité est construite – ce que fait également la science.

Dans le cas de « Rainbow assembly », l’œuvre fait la démonstration d’un savoir scientifique d’une part, puis d’autre part, elle excède ce savoir en nous parlant de la qualité éphémère de notre perception du monde, de l’apparence des choses et de leur condition de visibilité, du temps et de l’espace comme condition d’émergence, de la sensation diffuse que l’on peut retirer d’une expérience contemplative. Le contre-savoir généré par l’œuvre se situe dans les entre-deux des connaissances que nous avons du monde : invisible dans la contre-allée, mais pourtant bien présent ; en contre-point du savoir central, mais néanmoins en résonance ou en dissonance. Il contribue à nuancer notre vision du monde – vision à travers laquelle nous contribuons, en retour, à faire du monde ce qu’il est. De ce point de vue il y a un phénomène de boucle rétroactive entre savoir et contre-savoir, lesquels ne circulent pas en vase clos. Bien au contraire : chaque eye contact entre l’œuvre et le public est l’occasion d’une échappée vers le monde.

Nathalie Bachand

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Documentation vidéo de l’installation « Rainbow assembly », Olafur Eliasson, Musée d’art contemporain de Montréal. Crédit : Nathalie Bachand.

[1] « Colored Sculpture » (2016), Jordan Wolfson : https://www.youtube.com/watch?v=HVT1RbVss6M

[2] Georges Bataille, Documents 7, 1929, p. 382 (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k32951f/f509).

[3] Du lat. pop. *sapēre, altér. du class. sapĕre absol. « avoir de la saveur, du goût, du parfum (en parlant de choses) » et « avoir du goût, du discernement, être sage (en parlant de personnes) », qui, empl. transitivement a signifié ensuite « se connaître (en quelque chose), comprendre, savoir » […] le sens originel du lat. a vécu dans l’anc. lang., où savoir, empl. absol., a signifié « sentir » et « plaire » du xiieau xives. (v. T.-L. et Eustache Deschamps, Œuvres, éd. G. Raynaud, t. 9, p. 51) – via le dictionnaire en ligne du CNRTL.